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L'Accusation : le poids de la rumeur

Inspirée de sa propre histoire, L’Accusation, le 1er roman d’Aïcha Béchir, raconte la descente aux enfers d’Inès El Amrani, jeune professeure de philosophie accusée à tort d’apologie du terrorisme. Agissant tel un miroir, ce roman nous renvoie une image brute et sans concession de notre société, pétrie d’un racisme systémique que la psychose post-2015 n’a fait qu’accentuer. Troublant et nécessaire.

Le choc

Inès El Amrani, professeure de philosophie dévouée et passionnée, est accusée d’apologie du terrorisme. Une Accusation anonyme qui exhale le parfum putride de la calomnie et de la rumeur dont personne n’a jugé bon de stopper la course infernale. Une Accusation qui, d’un grand coup de griffe, va déchirer le voile doux et cotonneux du rêve qu’Inès s’était construit, elle l’intellectuelle battante formée par les livres et fière détentrice du passeport méritocratique… qui s’avère n’être, lui aussi, qu’une traîtresse illusion. Inès El Amrani va l’apprendre de façon brutale : « On n’échappe pas à son histoire. » Cette Accusation, dont la majuscule souligne toute la place qu’elle prend désormais dans la vie d’Inès, va l’obliger à se confronter à son histoire, ses racines, et la pousser à tenter de recoller les morceaux d’une identité fragmentée qu’elle n’avait jusque-là jamais vraiment questionnée, victime inconsciente d’un processus d’intégration qui l’a contrainte à se déposséder d’une partie d’elle-même. Alors que ses idéaux sont réduits en cendre par le feu de l’Accusation, alors que ses certitudes volent en éclats et que tout son monde vacille, Inès tente de comprendre et de trouver des réponses. Peut-être cette expérience traumatisante est-elle une sorte de vengeance du destin la punissant d’avoir trahi les siens, d’avoir abandonné ses racines pour s’intégrer à tout prix dans un pays qui, manifestement, ne veut plus d’elle. Pourquoi fait-elle une coupable si parfaite ? Dans cette France post-2015, la psychose collective a tissé sa toile, enfermant les cœurs dans une chape de peur et de suspicion. Et cette spirale de la peur est inarrêtable. Au fond, beaucoup savent que cette réaction est idiote, insensée, dangereuse, mais y mettre un terme reviendrait à devoir reconnaître ses erreurs, admettre que l’on a eu tort… et, qui aujourd’hui est prêt à une telle remise en question ?

Pouvoir être qui l’on est

Face à ce mur d’incompréhension, Inès tente d’avancer malgré tout. Et alors que jusqu’ici elle avait refusé « les sympathies communautaires », se sentant française et non d’abord musulmane ou marocaine, elle va instinctivement se tourner vers ceux auprès desquels elle pense pouvoir trouver aide et soutien. Tous, à leur manière, tentent de trouver leur place, de faire entendre leur voix, « de ne pas s’asseoir, d’être debout et de rester digne », de faire éclater les cases identitaires dans lesquelles on ne cesse de vouloir les enfermer, et de mettre enfin un terme à cet entre-deux injuste et violent qui les empêche de pouvoir être pleinement et fièrement qui ils sont, au-delà de toute origine ou religion. Ahmed, l’avocat qui défend Inès dans ce « procès imaginaire » où on la condamne sans la juger ; Amira, la militante, « ni terroriste, ni soumise, juste une femme puissante » qui s’amuse à prendre la société au piège de ses propres hypocrisies ; Marwan, contraint d’aller contre qui il est pour satisfaire sa famille ; Mathilde, partie en Israël pour ne plus avoir peur et « marcher enfin avec ses pieds et plus avec sa tête » mais qui comprend vite que partout les cases et les frontières privent de la liberté d’être plus ou autre que le simple fruit de ses origines ; Rafael, le Portugais qui ne veut surtout pas faire de vague au risque de s’oublier lui-même… Derrière ses trajectoires individuelles, c’est tout un système de rapports de force qui se devine, un racisme endémique qui « particularise et fabrique des monstres », « des damnés de la Terre » qui portent en eux les fantômes du passé, fantômes qui prennent parfois la forme de démons sculptés dans la terre empoisonnée des non-dits, des secrets jamais avoués, des culpabilités jamais reconnues. A ces personnages s’ajoutent les collègues d’Inès pris dans la spirale de jeux de pouvoir et du chacun pour soi ; Yann, son compagnon, « ce grand gamin à qui personne ne demande de comptes, suffisamment libre pour ne pas tout voir » ; les parents et les élèves d’une zone d’éducation prioritaire dont « les vies menacent constamment de s’écrouler » mais qui résistent avec la force du désespoir qui les fait parfois choisir la voie de la haine, puissant exutoire à la misère… Dans cette galerie de personnages complexes, les femmes occupent une place particulière. Victimes d’un système qui écrase leur statut et leur genre, elles sont souvent condamnées à n’être que des filles, épouses, ou mères, « à ne pas avoir d’ambitions pour ne pas être déçues », à devoir se battre pour n’obtenir, bien souvent, que le droit de survivre.

Pouvoir de l’enseignement

Le macrocosme de cette société fracturée, dont les membres se remarquent sans se voir, s’entendent sans s’écouter, tient tout entier dans le microcosme d’une salle de classe. L’Accusation donne à voir l’envers du décor du sacro-saint théâtre de l’Education Nationale. Le lycée d’Inès est une authentique cité dans la cité, une monarchie plus qu’une république où règne un roitelet sans envergure, un proviseur prêt à tout pour s’assurer les bonnes grâces de sa hiérarchie et pour ne jamais avoir à endosser le mauvais rôle. Un manager qui considère ses professeurs comme les rouages d’une machine, « des fonctionnaires qui doivent fonctionner », refusant de voir les pressions quotidiennes auxquelles ils sont soumis. Les professeurs sont en 1ère ligne pour observer, souvent impuissants, les dérives d’un monde auquel la jeunesse ne trouve plus de sens. Très vite, Inès a compris qu’il lui faudrait mettre de côté ses idéaux, pour ne se concentrer que sur « les petites victoires remportées sur l’indifférence », quand elle parvient à éveiller l’intérêt et aiguiser la curiosité de ses élèves. L’Accusation a provoqué en Inès une révolution. Elle est revenue à son point de départ, mais transformée. Elle croit toujours au pouvoir des livres. Elle défend toujours envers et contre tout « le droit à la nuance qui est le seul moyen de faire place à la parole de l’autre ». Mais elle a aussi compris que rien n’était aussi simple et qu’il était de son devoir d’inculquer à ses élèves, ces citoyens en devenir, un esprit de résistance contre des rapports de domination sociaux, culturels et économiques établis depuis des siècles. Des rapports de force qu’il ne tient qu’à nous, lecteurs-citoyens, d’interroger et de redéfinir ensemble.

Juliette Courtois