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Vous ne connaissez rien de moi : d'espoirs en désillusions

Librement inspiré de l’histoire de Simone Touseau, « la tondue de Chartres » immortalisée par Robert Capa en août 1944, Vous ne connaissez rien de moi, de Julie Héraclès, dresse le portrait tout en nuances d’une jeune femme aux rêves de liberté broyés par les mâchoires de l’Histoire. Un premier roman percutant et bouleversant.

Par-delà l’image

Son crâne rasé et son front marqué au fer rouge ont fait le tour du monde, à jamais fixés sur papier glacé par le célèbre photoreporter Robert Capa. Et pour tous, cette femme est devenue « la tondue de Chartres. » Mais cette femme, qui est-elle ? Quelle destinée l’a amenée, en ce 16 août 1944, à être la victime de cette terrifiante humiliation ? Depuis, historiens et journalistes, par un minutieux travail d’enquête, ont pu redonner à cette femme son identité, Simone Touseau, et retracer son parcours si tragiquement symptomatique d’une époque. En s’inspirant librement de son histoire, la romancière Julie Héraclès s’attache, elle, à redonner à cette femme-image un cœur, une âme… Tout commence donc ce 16 août 1944 à Chartres. Simone le sait, la honte et l’humiliation l’attendent. Dans sa tête tournent en boucle des images de châtiments cruels inspirées par la peur des épurations sauvages.

Portraits de femmes

Dans Vous ne connaissez rien de moi, tous les personnages féminins interrogent sur la condition de la femme et le rôle et la place que la société d’alors consent à lui donner. Il y a la mère de Simone dont les rêves de réussite ont en partie été brisés par les crises économiques et politiques et qui tente de diluer dans l’alcool le poison de la rancœur et l’humiliation du déclassement social. Il y a Madeleine, la sœur au cœur généreux, qui se voit obliger d’endosser le rôle ingrat de « vieille fille » subissant sa vie, sans jamais parvenir à faire entendre sa voix. Et puis il y a Simone, dont l’écriture ardente de Julie Héraclès décrit avec brio le sentiment de révolte adolescente. Le corps et le cœur de Simone ne sont qu’un tourbillon d’émotions contradictoires mais d’où émerge malgré tout une certitude : Simone veut tout faire « pour ne pas devenir une fille parmi les autres ». Seulement le destin ne va avoir de cesse de la renvoyer dans les cordes d’un univers conservateur et étriqué qui lui refuse sa seule ambition, son seul désir : être libre. Pourtant, cette jeune femme brillante se refuse à une vie de souffrances et de sacrifices et dès lors s’anime en elle une soif inextinguible de vengeance et de revanche sociale. Julie Héraclès parvient à faire de Simone un personnage tout en nuances. D’une naïveté parfois confondante, Simone est aussi ambitieuse et orgueilleuse, et c’est bien par orgueil qu’elle refusera d’abord de questionner ces certitudes. Nourrie par les discours extrémistes d’une mère déclassée, avide de réussite et de grandeur et aveugle aux signaux d’un monde qu’elle rejette pour ne vivre que pour elle, Simone voit en l’occupant allemand sa planche de salut.

Chartres

Chartraine d’origine, Julie Héraclès a su insuffler à son roman une atmosphère unique faisant de la ville un personnage à part entière. « Immense et gracile », la Cathédrale domine la ville de toute sa fière puissance… présence immuable et témoin silencieux de la folie des Hommes. Dans le roman, la ville toute entière devient le miroir des mouvements de l’âme de Simone, se faisant tantôt sombre et froide, tantôt baignée d’un voile de douceur et de poésie. La romancière excelle également à rendre l’atmosphère étouffante d’une petite ville bourgeoise, catholique et conservatrice, qui se transforme en une véritable poudrière durant l’Occupation, chacun épiant les faits et gestes de tous et répandant le souffle de la rumeur qui « s’amplifie et foudroie » quiconque en est la cible.

Comprendre sans juger

Et de cible, Simone en fait une parfaite. Fière et orgueilleuse, elle refuse de baisser la tête et assume ses inclinations et affinités aux yeux de tous. Et c’est sans doute cet orgueil-là qu’on lui reproche, plus que sa relation avec l’ennemi. Mais alors qu’elle l’a tant rêvé, comment Simone pourrait-elle cacher cet amour nouveau qui la chavire ? D’autant qu’Otto, l’objet de son amour, s’avère un être bon et doux, à des années lumières de l’idéologie nationale-socialiste. Mais si l’amour aveugle Simone, Otto, lui, sait que cet amour ne pourra avoir qu’un destin funeste, du fait des circonstances et des terrifiants personnages gravitant autour d’eux, à l’image d’Eva, diabolique maîtresse-femme  n’hésitant pas à sacrifier quiconque se mettrait en travers de sa route. C’est sans doute elle qui portera le coup fatal en œuvrant en sous-main pour qu’Otto soit envoyé sur le front de l’Est. Grièvement blessé, il est rapatrié en Allemagne où Simone décide de le rejoindre, même si pour cela, elle doit adhérer au parti extrémiste de Doriot et s’engager comme travailleuse volontaire. Mais là encore ce romantisme ahurissant de naïveté va se retourner contre elle, Allemands et Français réprouvant cette union jugée contre-nature. Celle qui se rêvait l’heureuse épouse de son cher Otto revient en France veuve sans être mariée, enceinte et contrainte de cacher ce trésor qu’elle chérit plus que tout mais qui deviendra bientôt, pour tous, le symbole d’un crime impardonnable. Si les circonstances expliquent en partie la destinée de Simone, Julie Héraclès n’occulte pas le fait que certains des choix de la jeune femme ont été faits par convictions. Mais à l’épreuve du réel, ces convictions ont souvent vacillé, Simone se métamorphosant imperceptiblement. Mais qui se soucie de savoir ce que Simone, la coupable idéale, cache au fond de son cœur ? Julie Héraclès s’en soucie et, par le pouvoir de la fiction, nous pousse à nous questionner, à voir par-delà les apparences, et à tenter de comprendre sans juger.

Juliette Courtois