Ouvertes sur tous les domaines
de la curiosité contemporaine depuis 1968

NEWSLETTER

Le jour et l'heure : pulsion de vie

Avec Le jour et l’heure, son 7ème roman, Carole Fives confirme son style percutant et sans fards qu’elle met au service de portraits sans concession de notre monde contemporain. En suivant une famille confrontée à la maladie, l’écrivaine traite ici avec justesse et tendresse de l’épineuse question de la fin de vie. Bouleversant et nécessaire.

L’urgence des mots

 « C’étaient des romans assez courts, à peine cent pages à chaque fois, des textes fulgurants et forts. » Tirés de son précédent roman, Quelque chose à te dire, ces mots décrivent parfaitement l’œuvre de Carole Fives. Au fil de ses romans, l’écrivaine, peintre devenue plasticienne des mots, a étayé un style percutant, sans concession sur la réalité de notre monde et donc souvent cru et brutal. Un style synthétique qui ne s’embarrasse pas de fioritures, mais qui cherche toujours justesse et vérité, un style qui va droit au cœur. A travers ses romans, et notamment son bouleversant Le jour et l’heure, Carole Fives nous bouscule, créant une urgence de la lecture, comme un irrépressible besoin de ne surtout pas couper le fil. Le lecteur est tout entier tendu vers un dénouement qu’il pressent tragique, mais au dernier moment l’écrivaine nous rattrape, et par la simplicité de ses mots, nous rappelle que rien n’est jamais fini et que tout peut toujours recommencer.

Un roman contemporain

Le jour et l’heure est mille romans en un : un portrait de famille, une chronique humaniste, un roman philosophique, un manifeste féministe, une critique sociale… A travers l’histoire de cette famille confrontée à la maladie et à la mort, Carole Fives peint, d’un seul grand mouvement à la fois plein de finesse et de rage, un instantané de notre société. Le jour et l’heure nous raconte donc l’histoire d’Audrey, Théo, Jeanne et Anna qui accompagnent leurs parents, Simon et Edith, en Suisse. Un voyage à six dont ils ne seront que cinq à revenir. Atteinte d’une maladie incurable, et craignant plus que tout la déficience et la dégénérescence, Edith a fait le choix de se rendre en Suisse pour bénéficier de ce que l’on appelle « une Mort Volontaire Assistée ». Un choix qui n’est pas sans conséquences sur ses proches, d’autant, qu’à l’exception de Jeanne, ils sont tous médecins. S’ils la côtoient et la combattent au quotidien, la mort, ici délibérément choisie, les oblige à s’interroger sur leurs propres pratiques… et tous à leur manière en arrivent à cette conclusion : « Philosopher, c’est apprendre à mourir, pensaient [les philosophes grecs]. Et si soigner c’était aussi apprendre à mourir ? » A travers les mots de ces femmes et hommes médecins, qui sont aussi et surtout des proches soucieux de bien faire, Le jour et l’heure se fait un vibrant plaidoyer pour l’écoute, l’accompagnement, la liberté de choix et surtout la libération de la parole pour exorciser et conjurer le poids que l’on donne inutilement à certains mots. « La mort entre dans la normalité du vivant au même titre que la vie. »

Un roman d’amour

En accompagnant ainsi leur mère et épouse, les personnages du roman réalisent sans doute le plus bel acte d’amour : celui de respecter le choix d’Edith et de la soutenir envers et contre tout. Par les thématiques qu’il traite, Le jour et l’heure est un roman contemporain qui frappe fort ; par le portrait fin et complexe qu’il fait des liens familiaux, il est un roman d’amour qui frappe juste. Les membres de la fratrie, ou plutôt de la sororie « vu que trois sœurs et un frère c’est quand même lourdement féminin », ne sauraient être plus différents. Audrey, la grande gueule ; Anna qui a très vite voulu couper le cordon et s’écarter du cocon familial aimant mais parfois étouffant ; Théo qui a opté pour la neutralité ; et Jeanne, la petite dernière, l’artiste un peu fragile… oui, ces quatre-là sont bien différents et même adultes, ils continuent, chacun à leur manière, à essayer de trouver leur place et à se construire malgré ce que les autres projettent sur eux, un pied dans la famille, un autre à l’extérieur, tentant de trouver le bon équilibre. Et pourtant, là, à l’arrière de cette voiture, conduits par leurs parents, ils renouent naturellement avec la joie qu’ils ressentaient enfants à voyager en clan soudé. Ils sont unis par un lien que cet évènement traumatique ne fait que renforcer. Le jour et l’heure est aussi le roman d’un amour maternel puissant. En faisant ce choix, Edith cherche à préserver ses enfants de souffrances inutiles, tout en proclamant haut et fort sa liberté. Son personnage ne parle que très peu. Ce sont en réalité ses enfants et son époux qui en dressent le portrait : celui d’une femme forte et fière qui s’est toujours mise au service des sans-voix. Un engagement humaniste qu’elle a transmis en particulier à ses filles pour qui la mort de leur mère bien-aimée va aussi être l’occasion de remettre les compteurs à zéro et d’écrire une suite à leur image. Le jour et l’heure est enfin l’histoire d’amour de Simon et Edith, « une belle histoire avec un début, une fin et quatre enfants présents. » Pour Simon, la mort n’est pas la fin, mais le début d’un autre voyage tout au long duquel il pourra convoquer dans l’intimité de son cœur celle qu’il a tant aimée.

« Je suis une passeuse, j’aide les gens à passer des caps. (…) Je sais où est le précipice, je sais où est l’ornière. Une fois qu’ils les ont passés, je les laisse, je disparais. » Ces mots sont ceux du personnage d’Audrey décrivant son métier de médecin obstétricien… mais ils pourraient tout aussi bien décrire le rôle de Carole Fives, dont la plume juste et sincère nous accompagne à travers les écueils de la vie.

Juliette Courtois