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Valse Russe : danse à travers les souvenirs

Avec Valse russe, le grand reporter Nicolas Delesalle nous offre une œuvre hybride entre reportage, carnet de voyage et journal intime. Violente et douce, poétique et percutante, son écriture fait fondre la glace de nos certitudes et offre un regard plein d’humanité sur cette guerre qui fait rage aux portes de l’Europe et aux creux de ses entrailles, lui le Français d’origine russe. Danse bouleversante avec les fantômes d’hier et d’aujourd’hui, cette Valse russe résonne au cœur de tous.

Témoigner

23 février 2022, Nicolas Delesalle et son photographe traversent le Donbass, « ce volcan prêt à exploser » qu’ils pensent être le futur épicentre de cette guerre qui couve. Mais alors que tous les regards convergent vers le Donbass, c’est le pays tout entier qui est attaqué. L’Ukraine plonge alors dans « la nuit de l’incertitude », ses habitants marchant dans les ruines de leurs vies, entre sidération, colère et désespoir. Qu’il s’agisse de l’exode qu’il raconte dans un chapitre qui remue les tripes, ou de la guerre des tranchées qui ne parviennent guère à protéger les soldats des bombardements incessants, Nicolas Delesalle a l’impression de voir se rejouer devant lui les heures les plus sombres de notre Histoire. Face à la violence et à la souffrance, le reporter s’interroge sur sa place, son rôle. Valse russe se transforme alors en une ode touchante et passionnée au métier même de reporter… Ces chevaliers de la vérité qui avancent avec pour seuls boucliers leurs carnets, stylos et appareils-photo, et pour seule boussole la certitude d’être « au mauvais endroit au mauvais moment » donc exactement là où il faut pour « essayer de comprendre et raconter », pour « témoigner et recueillir les histoires »… des histoires qui ne mettent pas en scène des personnages, mais des femmes, des hommes et des enfants qui résistent avec la folle énergie du désespoir. Toute la difficulté du métier de reporter est là, dans cette recherche d’un équilibre entre force et empathie qui doit laisser la place au partage, aux émotions et qui oblige à s’oublier soi-même pour se faire le passeur de toutes ces destinées. Parfois Nicolas Delesalle doute que ses mots puissent changer quelque chose et craint qu’ils ne soient que « des cailloux jetés dans l’écume d’un torrent ». Ses mots ne changeront évidemment pas l’issue de la guerre, mais ils font une chose plus grande encore : ils luttent contre l’oubli.

Ressentir

Si Nicolas Delesalle vit cette guerre de façon si intense, c’est qu’elle révèle et réveille une part de lui-même qui n’a jamais été simple à porter, lui le Français d’origine russe. Alors qu’il est au cœur du cyclone de feu et de sang qui s’abat sur l’Ukraine, Nicolas Delesalle s’interroge sur cette âme russe que l’on ne cesse de lier à la violence et aux passions destructrices. L’écrivain, à qui le reporter a fait place, se lance alors dans une quête des origines rythmée par les souvenirs et fantômes surgissant du passé, et par les contes et légendes d’un pays dont il faut apprendre à détricoter les mythes pour mieux le comprendre et l’aimer. Nicolas Delesalle se rappelle combien, enfant, il était fier de ces origines qui le rendaient unique et différent, de ces traditions mêlant drôlerie et gravité. Il se souvient aussi de l’émotion ressentie au moment de fouler pour la première fois la terre de ses ancêtres. Un tourbillon de souvenirs et de ressentis qu’il confronte avec ce qu’il a compris en découvrant ce pays avec l’œil du reporter aguerri, avec l’œil de l’adulte qui a appris à voir au-delà des images et des mirages. Quelle déchirure de voir ce pays tant rêvé et aimé disparaître derrière « les échafaudages d’une prison mentale » dont l’architecte en chef, secondé par « des brutes épaisses qui portent leurs âmes damnées sur leurs visages », s’enfonce toujours plus profondément dans la haine et la violence, envoyant à la mort par centaines de milliers « des enfants dans des déguisements d’adultes » dont on a fait taire les doutes à grands renforts de lavage de cerveau, et dont on exploite la détresse et la misère. Nicolas Delesalle ne passe sous silence aucunes exactions commises par l’armée russe, ni aucunes manipulations du pouvoir en place ; mais par les souvenirs et les histoires qu’il convoque, comme celle de la bouleversante amitié entre Sacha, le vieux pilote ukrainien, et Vania, le jeune mercenaire de Wagner, il montre aussi que dans une guerre, rien n’est jamais totalement comme il paraît et que l’humanité et la fraternité peuvent surgir n’importe où : « comme le jour est toujours dans la nuit et la nuit toujours dans le jour. » L’âme russe est aussi vaste, complexe, multiple et nuancée que son pays et elle ne doit pas être réduite aux clichés et caricatures dans lesquels le monde entier l’enferme, ni réduite à la folie meurtrière de quelques-uns alors que beaucoup s’engagent au péril de leur vie « à faire fondre les mirages » d’un régime qui fait régner la terreur et la torture, et que tant d’autres ne cherchent simplement qu’à survivre avec les cartes que leur a donné le destin. Au terme de cette quête des origines, Nicolas Delesalle n’a certes pas refermé les blessures du passé, ni apaisé la douleur de voir le pays de ses ancêtres s’enliser dans la haine et la violence, mais il est parvenu à une conclusion essentielle : il a des origines russes, mais « il est français de toutes ses fibres et européen de toute son âme ». Un métissage qui lui permet de nous faire comprendre et ressentir cette guerre d’une manière unique.

Aimer

Cet attachement si particulier à la Russie, c’est à sa mère que Nicolas Delesalle le doit. Une mère « née à Paris de parents russes blancs émigrés de la Révolution de 1917 », bercée par les histoires de « ces âmes blessées », baignée par la mélancolie de ces cœurs arrachés à leurs racines, nourrie par une âme russe dont elle a appris à distiller partout et en tout lieu la foutraque poésie. Il y a tant de tendresse dans ces portraits d’une mère un peu tête en l’air, capable de faire surgir l’extraordinaire dans l’ordinaire du quotidien. Une mère qui par son empathie et son écoute se transforme «  en brise-glace déterminé à faire fondre toutes les banquises alentours ». « Une mère plus courageuse qu’un soldat » qui n’hésite pas à accompagner son fils en Russie pour son tout premier reportage, ou à jouer les interprètes par téléphone pour recueillir et transmettre la douleur de ses frères ukrainiens. Une mère confrontée, dès l’adolescence, à la violence de « la terreur soviétique qui avance masquée » mais qui n’en conserva pas moins une foi inébranlable en l’humanité et, qui aujourd’hui encore, ne perd pas de vue l’objectif de sa vie : « prouver que les Russes sont des gens comme les autres, juste assez normaux pour ne pas avoir envie de détruire le monde »… même si ce dernier semble chaque jour plus inatteignable. Derrière ce portrait d’une mère brillante, fantasque et courageuse, Valse russe se fait une ode à toutes les mères qui ne rêvent, elles aussi, que de revoir leur pays comme elles l’ont gardé gravé au fond de leur cœur.

Juliette Courtois