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Le bonheur est dans le crime : Mort sur le Loing

Si le crime ne paie pas, il a également tendance à survenir là où l’attend le moins. C’est ainsi que Paul Faye, pape du développement personnel, notable au-dessus de tout soupçon d’une bourgade sans histoires, est retrouvé à son domicile, assassiné dans le confort douillet de sa chambre pourtant verrouillée à clé… Qui a pu vouloir mettre un terme à l’existence du bienfaiteur de millions de lecteurs à travers le monde, troublant par la même occasion l’émolliente vie de la bonne société locale ? Alice Bonneville - dite Tante Alice - mène l’enquête. Avec ce premier opus d’une saga qu’on espère prolixe, le journaliste Ali Rebeihi signe un roman jouissif.

Valmont-sur-Loing. Son abbaye cistercienne, ses vastes demeures de style néo-normand et ses 6.000 habitants profitant à l’année des charmes conjugués des bords de Seine et de la forêt de Fontainebleau… Le charme si cosy de ce petit bout de France est l’écrin que s’était choisi Alice Bonneville, ancienne professeure de droit pénal, pour couler une retraite aussi paisible que gourmande. Pâtissière émérite, unique détentrice d’une recette de sablés à l’orange qui fait saliver toutes les fines bouches des environs, cette bonne vivante a l’habitude d’agrémenter ses journées avec la confection de montagnes de scones aux pépites de chocolat ou de délicieux cakes au citron, entrecoupées d’un soupçon de siestes réparatrices. Mais n’allez pas croire que son coup de fourchette et ses quelques kilos superflus auraient assagi la criminologue. Avec un esprit aussi affûté qu’un couteau de cuisine, elle cerne les travers de ses semblables avec la précision d’une cheffe étoilée en pleine préparation d’omelette norvégienne. Il faut dire que dans le microcosme un rien bourgeois de Valmont-sur-Loing, Alice Bonneville a de quoi faire… Elle-même bien lotie grâce la fortune de son défunt mari, un industriel du biscuit, elle partage le calme de sa grande propriété avec son neveu, Arthur, psychologue pour couples en crise.

Hélas, depuis le meurtre de Paul Faye, richissime auteur et inventeur des Cinq vérités celtiques, Valmont-sur-Loing fait la une de tous les journaux. La valse des suspects embrouille un peu plus la police qui semble peiner à trouver le motif et le mode opératoire de l’assassin. Lorsque Inès, femme de ménage et protégée d’Alice, devient la cible principale des soupçons des enquêteurs, la pâtissière remise son tablier pour mener la contre-enquête.

Dans ce décor de cosy crime à la française, Ali Rebeihi déploie son talent de portraitiste des petites faiblesses qui font le charme des âmes humaines. On rit de la gloutonnerie sucrée d’Alice, de la tendre hypocondrie de son acolyte Haroun Johnson, de la grossièreté orgueilleuse de Pascal Boitard, nouveau riche et bête noire du club de lecture local ou du parisianisme écervelé de Juliette Darbois, fraîchement débarquée de la capitale déconfinée. « Un peu de saloperie dans la gentillesse et un peu de gentillesse dans la saloperie », cite en exergue l’auteur au début d’un chapitre… Qu’on se le dise : Tante Alice est tout sauf mièvre ! Par petites touches légères comme un mille-feuilles, elle distille son fiel à ceux et celles qui le valent bien pour le plus grand bonheur du lecteur. Au fil de ses tendres vacheries se déploie peu à peu un univers délicieusement caustique. Et si l’on pense tout d’abord à la Queen Agatha, après quelques pages on comprend très vite que Chabrol et ses huis-clos au vitriol ne sont pas loin…

Journaliste et animateur radio de l’émission Grand bien vous fasse! sur France Inter, Ali Rebeihi double son sens de l’observation et de la description littéraires par une farouche volonté d’ancrer son œuvre aux réalités de l’époque. Au pays de cette Alice-là, on rencontre aussi bien une manifestante de la « Manif pour tous » (la très agaçante Victoire de Rosemonde) qu’un bisexuel polyamoureux et l’on aborde des thèmes aussi brûlants que ceux du consentement ou du regret maternel. Ajoutez à cela un art de vivre à la Simenon qui rappelle les meilleures heures gastronomiques d’un Maigret affamé en fin de service. Jugez plutôt du menu p.133 : Velouté de champignon - Navarin d’agneau - Charlotte aux fraises des bois. Le tout bien arrosé d’un crozes-hermitage… On se damnerait pour rejoindre les tablées de Valmont-sur-Loing !

On ressort de cette lecture rasséréné, avec un appétit de vivre tout neuf comme après la sieste. Car il fait terriblement bon voguer sur les bords de Seine en compagnie d’Alice Bonneville, à la recherche du meurtrier de Paul Faye. A ce sujet, nous n’aurons pas le mauvais goût de vous spoiler l’intrigue. Mais une annonce quand même : Tante Alice reviendra prochainement pour de nouvelles aventures… Et c’est aussi réjouissant qu’une tarte au chocolat à peine sortie du four.

Paul Sanfourche