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Sandrine Collette : reprendre forme humaine

Ces orages-là

Dans Et toujours Les Forêts, Sandrine Collette suivait les pas de Corentin, dernier homme ou presque après le cataclysme écologique. Elle revient en librairie avec Ces orages-là où son personnage, féminin cette fois, se relève lentement d’une histoire sous emprise. Au cœur des deux textes, un même geste littéraire : reprendre forme humaine après la fin d’un monde.

Les grands cataclysmes nous mettent face à un paradoxe : se tenir à l’extrême fin de toute chose et à leur origine en même temps. Les textes et la langue de Sandrine Collette se posent justement là, sur ce fil imperceptible entre la dévastation et le foisonnement. « Ça » s’effondre et « ça » émerge partout, parfois dans un même mouvement.

Il y a un an, Et toujours Les Forêts s’ouvrait sous nos mains comme un texte primitif. La phrase s’y donnait comme un verset, avançant par boucles, anaphores ou ruptures brutales, construisant un monde par la répétition, comme on creuse un sillon encore et encore. Dans cette impression perpétuelle de nuit des temps, les personnages y étaient malaxés comme dans la glaise pour mieux être, quelques pages plus loin, soufflés par une rafale mortelle et invisible. Protégé de cette apocalypse dans les profondeurs de la terre puis remonté à la surface, Corentin découvrait l’ampleur du désastre tel un miraculé à Pompéi : corps fondus, arbres calcinés, eaux empoisonnées, espèces animales disparues. Une fois la sidération passée, il se mettait en route, en quête des survivants certes, mais surtout d’un endroit où reprendre forme humaine, luttant contre la tentation de l’animalité ou de la chosification. « Nous sommes là » écrit-il sur un panneau planté, pour signaler sa présence à ceux de son espèce qui viendraient à passer.

L’emprise et la terreur valent toutes les fins du monde

Se tenir debout par la force des mots, repousser l’extinction qui nous menace, sont aussi les mouvements essentiels de Ces orages-là, en librairie ce 6 janvier. Assez éloigné dans sa thématique, ce nouveau roman se donne pourtant comme le second volet d’un diptyque commencé avec Et toujours Les Forêts. Car l’emprise, l’humiliation et la terreur valent tous les cataclysmes.

Le personnage principal nous apparaît tel le paysage du précédent roman personnifié : « Terre brûlée » faite femme, Clémence « a 30 ans, elle vient de naître, il ne lui reste rien ». Tentation animale, là encore : on la découvre traquée comme une biche détalant le long des premières pages. Extrême dénuement là aussi : après avoir réussi à quitter celui qui la martyrise, elle doit chercher les conditions de réémergence d’elle-même. C’est dans une maison refuge, un terrier, un cocon, qu’elle entreprend ce vaste chantier intérieur. A coup de phrases courtes et lapidaires, Sandrine Collette lui construit un mur de mots pour se protéger, se barricader. Mais en flashback, ça sature : trop de bruit, de détails, de déchets, besoin de vide et de page blanche. Comme une respiration inquiète, le texte halète entre affolements et brusques arrêts.

Porteuse d’un prénom programmatique, Clémence devra accorder son pardon à l’univers. Elle a quitté un homme qui s’est pris pour un démiurge à tenter de la façonner, « mauvais sculpteur ou mauvaise personne ». D’une maigreur maladive, elle frôle pourtant l’inconsistance et se présente « comme une viande bien rouge et bien morte ». Mais en tant que boulangère, c’est elle qui pétrit la matière dans une promesse de retour à la vie. Et ça finira bien par sortir du trou ou bien crier « dedans elle », le viscéral et le tellurique se mêlant volontiers sous la plume de Collette. Pour s’extraire de la nuit (premier mot du livre), Clémence devra accepter de plonger dans une autre obscurité, celle de la forêt, matérialisée par une oasis d’abord inquiétante puis accueillante au fond de son jardin.

En faisant table rase d’un côté avec Et toujours Les Forêts, puis gestation d’une âme en souffrance dans Ces orages-là, Sandrine Collette invente en somme une nouvelle manière de faire du roman « noir » (le genre où elle s’est d’abord illustrée), en explorant magnifiquement ce lieu de l’informe où se modèlent les idées, les mots et les corps, les tréfonds de l’âme humaine et la matière littéraire étroitement imbriquées.

 

Noémie Sudre