Puissante vulnérabilité
Tout commence dans le gris des cendres d’une vie que les flammes du burnout ont commencé à consumer. Happée par le rythme effréné de cette course à laquelle chacun doit participer pour tenter de conserver sa place dans une société où tout n’est que rentabilité, Isabelle Sorente perd peu à peu pied… pieds qui ne touchaient déjà presque plus terre pris qu’ils étaient « dans ce pédalage à vide à perpétuité ». Sans fards, l’auteure expose ses pensées les plus intimes, ses failles, ses doutes et questionnements. Une vulnérabilité qui se révèle pourtant le signe d’un courage qui force le respect, car c’est bien de force et de courage dont il faut faire preuve pour s’exposer ainsi dans sa vérité la plus nue. Mais, très vite, cette perte de sens va entraîner un changement de perspective et permettre à l’auteure de mettre le doigt sur une première vérité : malgré nous, victimes consentantes d’une société qui rationnalise tout, même nos identités et nos individualités, nous maltraitons nos âmes et perdons le sens de qui nous sommes.
Quête spirituelle
De cette première vérité effleurée, Isabelle Sorente fait le moteur d’une quête spirituelle. Elle se transforme alors en « chercheuse solitaire », en « détective sauvage » à la recherche de son âme, et de la nôtre par la même occasion. Dès le départ, l’empathie la pousse à vouloir prier pour « nous tous dont l’âme commence à perdre ses couleurs ». Là encore, l’auteure fait preuve d’une bouleversante honnêteté, révélant ses pensées sur le religieux et le spirituel, et laissant apparaître les forces intérieures qui ne cessent de se combattre en elle et dont chaque personnage du roman semble être une illustration, d’où l’extrême bienveillance avec laquelle l’auteure les regarde, choyant leurs faiblesses comme des trésors. C’est au cours de cette quête presque mystique qu’Isabelle Sorente découvre cette instruction bouddhiste : « celui qui recherche l’illumination, une vie nouvelle, doit se mettre à la place d’un animal conduit à l’abattoir ». Poussée par le désir et le besoin de réaliser cette instruction, Isabelle Sorente transforme sa quête en enquête et se rend dans une structure de production animale et dans un abattoir. Paradoxalement, c’est dans la description de ces mondes aseptisés que le roman se fait le plus immersif et sensoriel, révélant les couleurs qui gisent sous ces chapes de gris, alors même que l’auteure a dû se couper de ses propres sensations pour supporter l’expérience.
Le pouvoir des mots
Une expérience vécue comme un événement traumatique que seuls le temps et la littérature parviendront à délier, à dénouer. Isabelle Sorente nous montre les errements, les possibilités qui se dessinent, les craintes qui étouffent et les pulsions créatrices qui font tout voler en éclats, dévoilant ainsi toute la complexité du processus créateur. Il lui aura fallu près de 15 ans pour revenir sur ces événements… le temps nécessaire pour transformer une expérience traumatique en conte, une forme qui rappelle l’enfance, comme ces témoignages-fables par lesquels l’auteure débute son roman. Cette enfance qui nous relie tous, cette enfance durant laquelle nous avons tous pressenti qu’il existait quelque chose de plus grand que nous, des mondes plus vastes dont Isabelle Sorente s’est approchée au contact des animaux. Ces animaux niés dans leur dignité, dans leur individualité, mais qui nous enseignent pourtant bien plus que nous ne sommes prêts à l’accepter, car « leur regard est un miroir vivant, frémissant, qui divulgue un reflet monstrueux » : non pas ce que nous croyons être, mais ce que nous sommes vraiment. Dans ce regard, Isabelle Sorente a bien failli se noyer, mais la littérature lui a donné la force de descendre dans ces ténèbres et de remonter cette histoire à la lumière, éclairant un autre chemin qu’il ne tient qu’à nous d’emprunter. Savoir si l’auteure a complété ou non l’instruction est presque secondaire. Du combat entre ses identités morcelées, de la confrontation avec ces villes animales, de ces regards échangés, de « ces croisements imaginés de deux perceptions » quelque chose s’est produit : une métamorphose, une révolution. Isabelle Sorente revient à son point de départ, mais autre, nourrie de ces « transmissions occultes » qui se sont produites au contact des animaux, prouvant que, contrairement à ce que notre société veut nous faire croire, rien n’est jamais linéaire, mais tout est toujours organique, fait de tours, détours et retours.
Magie sympathique
Avec L’instruction, Isabelle Sorente montre de façon lyrique et poétique mais parfaitement logique qu’un autre monde est possible, pour peu que l’on fasse cette démarche de se mettre à la place de, usant avec raison et compassion de cette magie sympathique, « cette capacité à se transporter à l’intérieur de quelqu’un qui est exactement ce que nous sommes censés faire, notre spécificité, ce que toutes les autres espèces attendent de nous ». Cette magie qui est « l’expression de notre dignité animale », ce lien invisible qui nous relie à tout ce qui fut et tout ce qui sera, dans un mouvement perpétuel de résonnance des âmes et des mémoires. Parce qu’elle nous permet d’être ici et ailleurs, parce qu’elle a « un pied dans l’érudition et un autre dans la magie » pour reprendre les mots de Marguerite Yourcenar citée dans le roman, la littérature est l’une de ces voies vers la magie sympathique sur laquelle Isabelle Sorente nous invite à la suivre se transformant de chercheuse solitaire en compagne de route.
Juliette Courtois