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L'Heure des femmes : la parole libérée

De 1967 à 1981, Menie Grégoire a donné la parole aux femmes dans des émissions qui ont non seulement révolutionné la radio de l’époque, mais surtout fait voler en éclats les carcans d’une société corsetée, faisant souffler un vent d’espoir et de liberté. C’est le parcours de cette femme fière et flamboyante, sa grand-mère, qu’Adèle Bréau retrace dans L’heure des femmes, roman choral dessinant de passionnants destins croisés qui rappellent que les femmes sont toujours plus fortes quand elles se lèvent ensemble.

Révolution radiophonique

1967. Jean Farran, directeur de RTL (Philippe dans le roman), décide de faire de son antenne le témoin des soubresauts d’une révolution dont il pressent l’imminence. Il veut « comprendre ce que les gens vivent, ressentent et comment ils appréhendent le monde. » En direct, les auditeurs doivent pouvoir parler de tout, sans tabous. Pour ce faire, il fait notamment appel à Menie Grégoire. Si la France ne la connaît pas encore vraiment, le parcours unique de cette grande bourgeoise, historienne de formation, devenue journaliste sur le tard, n’est pas passé inaperçu dans le milieu médiatique. Les femmes, la réalité de leur quotidien, les inégalités auxquelles elles font face comptent parmi ses grands sujets de prédilection. Sujets qu’elle a abordés dans un livre phare Le métier de femme, dans de nombreux articles pour les revues Esprit et Elle, mais aussi dans des conférences qui l’ont menée aux quatre coins du monde, lui faisant prendre conscience du retard considérable de la France en matière de droit des femmes, d’éducation sexuelle et de contraception. Sur RTL, elle présente d’abord Allô Menie puis Responsabilité sexuelle, deux émissions qui ont révolutionné la radio et bouleversé toute une société. C’est là, derrière la vitre de son petit studio, que Menie Grégoire recueille et libère la parole des auditrices et des auditeurs qui, protégés par l’anonymat, se livrent de manière crue, vraie et authentique. Aujourd’hui encore, on limite trop souvent ces émissions aux thématiques sexuelles qu’elles abordaient, alors qu’elles traitaient de sujets bien plus variés et surtout bien plus graves. Les femmes surtout ont pu y exprimer leurs souffrances, parlant sans fards de violences conjugales, d’inceste, de viol, mais aussi de la difficulté de concilier travail et famille, de la difficulté d’être femme tout simplement. Des sujets très intimes qui se sont tous révélés profondément fédérateurs, Menie Grégoire offrant à chacune et chacun la possibilité de mettre enfin des mots communs sur des drames qu’ils pensaient solitaires.

Une femme complexe

La grande force du roman d’Adèle Bréau tient dans le portrait tout en complexité qu’elle fait de sa grand-mère, nous faisant voir au-delà de la façade. Il est particulièrement émouvant de découvrir une Menie Grégoire s’interrogeant sans cesse sur la pertinence de son action, sur les dangers potentiels de cette libération qu’elle appelait de ses vœux, sur les conséquences de cette notoriété soudaine sur sa propre famille, et surtout de comprendre combien elle souffrait en silence de recevoir ainsi chaque jour ces témoignages poignants et douloureux, tandis que les bien-pensants déchaînaient sur elle leur violence. Le roman montre le rôle crucial qu’a joué la psychanalyse dans le parcours de Menie Grégoire, lui offrant un sas de décompression et de compréhension. Une analyse qui lui a permis de se confronter elle-même aux carcans qui l’entravaient depuis l’enfance et dont elle n’a jamais pu totalement se départir. Mais Menie Grégoire a toujours eu une très grande lucidité sur ce qu’elle était. Elle a toujours été consciente de ses propres contradictions, consciente qu’elle ne pouvait pas tout comprendre ou accepter, mais cela ne l’a jamais empêché de parler de tout et de se laisser la possibilité d’évoluer sur de nombreux sujets. Allant souvent à contre-courant des mouvements féministes, elle n’a jamais renié sa féminité, dont elle faisait souvent une arme pour prendre les misogynes de tous bords à leur propre piège ; elle n’a jamais renié non plus son rôle d’épouse et de mère. Trop conservatrice pour les féministes, trop libérée pour les conservateurs, sans cesse sous le feu des critiques, Menie Grégoire a toujours maintenu le cap, son cap, celui d’un féminisme pragmatique, soucieux de maintenir le dialogue entre les sexes. Bien plus qu’un simple travail, ce rôle est devenu un véritable sacerdoce, faisant de Menie Grégoire « la confesseuse laïque » de la France. Comme elle l’écrivait dans son autobiographie, « elle avait choisi l’enfer »… un enfer qu’elle parcourait avec les Français pour compagnons de route.

Le style Bréau

Adèle Bréau le précise bien, L’heure des femmes est un roman. S’il est émaillé de faits véritables, de situations authentiques et de témoignages réels et non retouchés, il reste son interprétation du parcours de sa grand-mère ; parcours qu’elle a choisi de ‘’diluer’’ dans un roman choral, comme pour mieux en souligner l’impact sur de nombreuses générations. Ces destins croisés d’hier et d’aujourd’hui  permettent aussi d’interroger les effets d’échos entre les époques montrant combien rien n’est jamais acquis. Difficile de ne pas faire le parallèle entre le roman sur Menie Grégoire que publie le personnage d’Esther et le roman d’Adèle Bréau. Tous deux révèlent « les avancées et les régressions » de la condition de la femme et interrogent « notre propension à fermer les yeux », sans pour autant tomber dans un pessimisme qui fige. Bien au contraire, ils sont les rebonds, « les ricochets du premier caillou que Menie Grégoire a lancé » et prouvent que le combat doit continuer. C’est aussi là que l’on retrouve la patte Bréau, dans cette manière d’aborder des sujets profonds mais sans jamais que cela ne soit pesant ou plombant. De sa plume légère et habile, Adèle Bréau nous rappelle, que nous ne sommes jamais seuls et surtout qu’il n’est jamais trop tard pour se découvrir et se réinventer. Ajoutez à cela un talent fou pour les descriptions, de la mode notamment, qui nous plongent encore plus intensément dans ces périodes révoltées et virevoltantes et vous obtenez un roman émouvant, passionnant et terriblement d’actualité qu’il est difficile de lâcher !

Juliette Courtois