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La dictature du bonheur

Les fragiles

Une obsession ?

Classement des entreprises où il fait bon travailler, séances de méditation, journée mondiale le 20 mars mise en place par l’ONU, ministère dédié aux Émirats Arabes Unis créé en 2016… À la fois aspiration universelle et objectif politique, le bonheur est partout. Sa quête est si essentielle dans notre société occidentale qu’elle est protégée par la Déclaration d’indépendance américaine au même titre que la liberté. Rien que ça. 

Mais de nos jours, les livres de développement personnel comptent parmi les plus grands succès d’édition et l’injonction à être heureux se fait de plus en plus intense. Et si demain, l’épanouissement n’était plus un droit, mais bien un devoir ?

Bienvenue dans la dictature du bonheur, un monde pas si lointain où les pensées négatives n’ont plus leur place (toute ressemblance avec la réalité ne saurait être que purement fortuite, si, si, promis).

Photo : Possessed Photography

Souriez, vous êtes fliqués

Bien malin celui qui pourra dire ce qu’est exactement le bonheur. En revanche, tout le monde associe instinctivement cet état à des signes extérieurs eux bien identifiables. Peu importe que vous ayez les idées noires, du moment que vous sauvez les apparences avec un teint frais et un minois avenant. Pensez à muscler vos zygomatiques pour éviter le claquage : il est interdit de se départir de son plus grand sourire façon mannequin de photo stock dans le monde d’après. Tous les lundis matin, des bataillons de Chief Happiness Officers font une tournée d’inspection pour vérifier que les salariés transpirent la joie de vivre dès la sortie du métro. Ah, et les smileys ont enfin remplacé toute forme de ponctuation dans les mails. Du bureau aux réseaux sociaux, on étale sans retenue sa vie idyllique et sa bonne humeur constante… puis on se compare discrètement au voisin. 

Le bonheur ou la mort

Le HappyScore© de chacun est mis à jour quotidiennement sur l’appli : ce n’est pas tout d’être heureux, encore faut-il l’être un peu plus que son prochain. Une nouvelle hiérarchie se dessine. Il y a ceux qui rayonnent de félicité, bourrés de confiance en eux, puis les autres : les anxieux invétérés, les déprimés, les colériques… bref, les suspects. Tous ces rabat-joie infréquentables rejoignent le ban de la société, le camp des Fragiles. Coupables de laisser transparaître des émotions non conformes, ces derniers n’ont plus qu’à se bourrer d’antidépresseurs ou à sauter sous un train. Parce que si chacun est responsable de son bonheur, alors il est tout aussi responsable de son malheur, CQFD. Les cas les plus désespérés sont internés en centre de rééducation où on leur passe Happy de Pharrell Williams et Tout le bonheur du monde de Sinsemilia en boucle jusqu’à ce qu’ils retrouvent de gré ou de force la positive attitude.

« J'aime trop la vie pour ne vouloir qu'être heureux. » Mirabeau

Avoir un coup de mou ? Hors de question dans ce monde lisse comme un spot TV pour yaourts 0%. Les échecs, les deuils, les séparations… tout ça c’est tabou ! Pourtant, les sentiments négatifs sont nécessaires à l’équilibre psychologique. À refuser la dimension tragique de la vie humaine, ne risque-t-on pas de passer aussi à côté de ses joies fugaces ?

Dans son roman Les Fragiles, Maud Robaglia interroge la possibilité du malheur dans un univers oppressant et irrésistible. Cette fiction troublante nous amène à reconsidérer notre rapport à la vie, à embrasser ses bons comme ses mauvais côtés. Car, comme l’a dit Jacques Prévert, on reconnaît souvent le bonheur au bruit qu’il fait en partant.

Simon Boileau