Avec Il n’est pire aveugle John Boyne affirme une fois de plus son talent de portraitiste de l’Irlande. En racontant l’histoire d’un jeune prêtre à la vocation vacillante, il s’attache à lever les œillères de son pays sur la question de la pédocriminalité au sein de l’Église. Un geste littéraire historique et réparateur.
Dès son titre, ce nouveau roman de John Boyne produit un drôle d’effet. Que nous dit ce dicton tronqué sur le thème de la cécité, sinon qu’il s’agit là d’ouvrir grands les yeux, de travailler à restaurer l’intégrité de quelque chose ou de quelqu’un, de tout un monde peut-être ? Il n’est pire aveugle points de suspension, black-out, chut ! Dans sa version originale – (A history of loneliness / « Histoire de la solitude ») on retrouve un autre motif récurrent de l’univers du romancier irlandais : la quête toujours recommencée d’un ajustement au sein de la société et avec soi-même, déjà explorée dans le magistral Les fureurs invisibles du cœur et dans L’Audacieux Monsieur Swift, thriller littéraire mettant en scène un plagiaire de génie, un salaud visionnaire vampirisant les autres au profit de son intérêt personnel.
Portrait d’un aveugle au cœur pur
C’est à l’inverse un aveugle au cœur pur que l’on découvre en la personne d’Odran, héros de ce nouvel opus irlandais. Le récit s’ouvre en 2001, année durant laquelle le monde a tourné sur son axe. Mais en Irlande, on est loin des tours jumelles et c’est un choc d’ordre moral qui s’apprête à faire vaciller les soubassements de toute une société basée sur la foi catholique et étriquée dans son moralisme. Entre flashbacks des années 1970 à nos jours et retours au présent, le tableau se compose : Odran est prêtre et plutôt fier de l’être, enseignant et bibliothécaire comblé dans un pensionnat de jeunes garçons. Mais le texte avance masqué, par périphrases pudiques sur les choses du corps et de la psyché, laissant des zones d’ombres sur certains faits passés. Pourquoi la sœur d’Odran sombre-t-elle peu à peu dans la démence ? Pourquoi l’un de ses neveux a-t-il soudainement pris la tangente ? Pourquoi Odran est-il muté dans une paroisse lointaine en lieu et place de son ami, le rebelle Tom ? Odran a-t-il vu, entendu, perçu quelque chose de déplacé ? Et après tout, Odran est-il vraiment fait pour vouer sa vie à Dieu… ?
Le silence comme matière littéraire
Figures centrales au sein de la société irlandaise, objets d’une adoration qui confine au grotesque, les hommes d’Église dont Odran se voient, au tournant du nouveau millénaire, frappés d’anathème par un scandale qui ne dit d’abord pas son nom. À coup d’ellipses voire de cliffhangers, le roman prend parfois l’allure d’un thriller psychologique jusqu’à balayer l’ensemble à 360 degrés et lever ainsi le voile sur le tabou ultime pour une société vivant au rythme des homélies : l’incommensurable réalité des actes pédocriminels au sein de l’Église. Boyne le précise lui-même : il est impossible de fournir une estimation du nombre de victimes de ces crimes en Irlande. Si même les statistiques n’y voient pas clair… on perçoit bien l’effroi qui a pu saisir tout un pays[1]. Et dans chacune de ses béances, le texte questionne d’un côté le silence aberrant des autorités ecclésiastiques à tous les échelons de la hiérarchie et de l’autre le déni post-traumatique des victimes.
Penser une société lucide
À travers Odran, personnage attachant et complexe qui ne cesse de se débattre avec un passé douloureux, une vocation qui ne va pas de soi et l’émergence de ses propres désirs charnels, Boyne esquisse les pistes que doit envisager l’Église catholique pour en finir avec ces dérives - comme accepter la sexualité des prêtres. Avec Il n’est pire aveugle, le romancier fait ainsi vœu de lucidité pour son pays et refuse par ce geste littéraire fondamental d’être « celui qui ne veut pas voir ».
Noémie Sudre