La guerre des mondes
Tragicomédie en trois actes, Les Influentes plante son décor dans l’univers de la mode où s’affrontent des mondes a priori irréconciliables. La presse papier, perpétuellement menacée d’extinction, doit trouver « l’équilibre entre créativité, rentabilité et satisfaction des lecteurs », tout en s’aventurant sur les océans tumultueux du digital avec la peur de s’échouer sur « les récifs du numérique » d’où la Gen Z la regarderait sans pitié « se noyer dans le grand bain de la ringardise ». De ce choc des générations, les boomers ne ressortent guère grandis, empêtrés dans des mentalités ‘’vieille école’’ et critiquant à foison une jeunesse jugée désinvolte alors qu’elle ne cherche qu’à « se frayer un avenir avec les moyens du bord », faisant des réseaux sociaux de nouvelles plateformes de narrations, avec leurs dérives certes, mais avec d’infinies potentialités. Dans cet univers régi par un protocole et une hiérarchie à faire pâlir les intendances royales, d’autres combats font rage. Les transfuges de classe y évoluent avec la sensation d’être marqués au fer rouge par un passé vécu loin des ors de la capitale. Staff et petites mains évoluent tels de « gracieux fantômes » à l’ombre des élus de cet Olympe mythifié, au premier rang desquels se trouvent les désormais incontournables influenceurs. On les méprise, on leur reproche l’exposition et la marchandisation de leurs vies, et pourtant nombreux sont ceux qui se damneraient pour déclencher sur leur passage les mêmes « insondables hystéries ». Désillusions, jalousies, déceptions, tout cela aurait pu mal finir, si au milieu de ce chaos de flash et de taffetas, certaines n’avaient pas fait un autre choix.
Lucidité féminine
Dans Les Influentes, Adèle Bréau dresse le portrait de trois femmes, Anne, Blanche et Myrtille. Grâce à la forme du roman choral, qu’elle manie une nouvelle fois avec brio, l’auteure entremêle ces destins qui se répondent comme en écho, fondés qu’ils sont sur des expériences communes. Toutes ces femmes partagent l’angoisse latente du faux-pas qui déclenchera le feu des critiques et des jugements dans un monde où « le corps est devenu une vitrine de soi ». Chacune s’est créé un personnage comme une armure dont elles ont bien du mal à se défaire pour laisser enfin entrevoir la créatrice entrepreneuse derrière la mère, la gamine enjouée et pleine de rêves derrière la patronne de presse intransigeante, le cœur pur derrière le petit soldat du capitalisme digital. Toutes doivent batailler pour s’affirmer, pour faire entendre et comprendre leurs choix. Mais toutes ont aussi la lucidité de voir quand elles ont trop dévié de leur route, quand il est temps de prendre du recul pour observer, analyser et comprendre sans jamais juger. Conscientes de leurs propres contradictions, elles sont toutes à leur manière capables de faire taire leur égo, s’autorisant à évoluer. Sourdes aux sirènes passéistes ou à celles par trop extatiques du tout technologique, elles sont toutes soucieuses d’imaginer un monde nouveau fait de convergences et de réconciliation.
La mode, la mode, la mode
A l’image de Loïc Prigent, sous le « patronage » duquel elle a placé son roman, Adèle Bréau parvient dans un même élan à souligner avec causticité les travers de la mode, tout en en soulignant avec émotion la beauté. Certes, rien n’est irrémédiable dans cet univers où les mompreneuses, Key Opinion Leaders et autres rois du personal branding ne sauvent pas de vies. Et l’on ne peut que rire en s’imaginant toutes ces petites fourmis jouer des coudes et des antennes pour s’approcher au plus près des reines de ce petit bocal. Mais comme le souligne l’auteure : « le monde de la mode est-il si petit ? » Sous une forme ou sous une autre, la mode n’existe-t-elle pas depuis la nuit des temps ? Vêtements et accessoires témoignent depuis toujours de leur époque, et disent beaucoup de celles et ceux qui les portent comme une seconde peau protectrice ou révélatrice. Sous la plume passionnée d’Adèle Bréau, la mode retrouve son rang d’art « précurseur, drôle, fugace, créatif », « générateur de tant de rêves, de revenus et de fantasmes ». Un art qui s’ancre dans le long défilé des siècles tout en ne cessant jamais de regarder vers l’avenir. Un art qui, en un seul drapé, peut suspendre le temps et y faire éclore la beauté le temps d’un geste virevoltant. Ses excès ne sont évidemment pas à occulter, mais c’est justement en rappelant qu’avant d’être une industrie, la mode est un art, qu’ils pourront être combattus. En attendant, rien n’empêche de continuer à rêver en tournant les pages de papier glacé ou en scrollant sur les réseaux, et de trouver dans le souffle de la mode « une respiration salvatrice ».
Juliette Courtois