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La poule et son cumin : identité et émancipation

Crier sa liberté

Dans La poule et son cumin, son premier roman, Zineb Mekouar dresse le portrait d’une jeunesse marocaine qui se cherche, composant avec le poids d’une histoire qui n’est plus la sienne et les contours incertains de celle qu’il lui reste à construire. Passionnant et résolument universel.

Si le roman s’intéresse particulièrement aux destins de Kenza et Fatiha et à leur amitié contrariée par leurs classes sociales différentes, il serait terriblement réducteur de ne le limiter qu’à cette histoire. Grand roman chorale, La poule et son cumin met en lumière une mosaïque de personnages dont la somme dessine le portrait d’un Maroc riche et étonnant, mais aussi pétri de doutes et de défauts.

En alternant entre flashbacks et temps présent, Zineb Mekouar transforme le roman en récit initiatique esquissant les cheminements de pensée de chacun des personnages qui doivent affronter un même combat : celui contre une inertie collective qui s’accommode trop facilement du « c’est comme ça ». Ce sont peut-être les grands-parents de Kenza qui illustrent le mieux cette lutte, avec d’un côté le grand-père dont la violence contenue et la sécheresse des sentiments ne sont que les échos de l’angoisse sourde de voir son monde vaciller et son pouvoir disparaître au gré des soubresauts politiques, et de l’autre, la grand-mère, femme forte et pragmatique, prônant l’universalisme, l’ouverture aux autres, le respect et la modération. Évoluant entre ces deux modèles, aux prises avec des carcans qu’il semble impossible de briser, il faut trouver sa voie. Mais le roman souligne avec force l’injustice qui pèse sur cette jeunesse marocaine dont la vie ne démarre pas sur une page blanche. Les histoires coloniales, politiques et familiales y ont déjà tracé des lignes indélébiles, transmettant de génération en génération des traumas qui obligent à prendre position sur des sujets pourtant si éloignés du simple et naturel désir de vivre. L’un des passages les plus bouleversants du roman est celui où Kenza, depuis la France où elle étudie, écrit à sa grand-mère son désarroi, sa tristesse, son impression de se sentir comme une « pestiférée territoriale », victime « d’une double culture qui ne rentre dans aucune case. » Un témoignage fort qui nous pousse aussi à nous interroger sur nos comportements collectifs et individuels face à l’Histoire et à ses conséquences, le racisme en tête.

Un maelström d’émotions et de questionnements soulignés également par l’importance du rapport à la langue. Arabe dialectal, arabe classique, français…les personnages alternent sans cesse entre la langue du cœur et celle de la raison, cherchant désespérément à faire entendre leur voix. En particulier les femmes. Car La poule et son cumin est un roman d’apprentissage conjugué au féminin. Comment devenir une femme quand on doit affronter la violence du regard des hommes dans une société dont les valeurs entravent les élans du cœur et du corps ? Comment s’affirmer en tant que femme dans une société où l’opprobre est jeté sur les moindres tentatives d’émancipation ? Comment crier sa liberté et son unicité quand tout vous ramène à votre genre ? Comment avancer ? En se mettant des œillères et en suivant le chemin que notre classe sociale a dessiné pour nous ou en décidant d’entrer dans la partie et de déjouer les règles hypocrites du système ? La grande force du roman est de n’offrir aucune réponse tranchée, évitant les écueils d’un manichéisme naïf, et soulignant que la vie est simplement à notre image : contrastée.

Juliette Courtois