Journal intime
En entamant une correspondance pour le moins farfelue avec le cochon, ce petit être rose et charnu qui d’un coup de valve magique sauva son grand cœur fatigué de trop aimer, Susie Morgenstern savait-elle qu’elle glisserait lentement mais sûrement sur les terres du journal intime ? Probablement pas, puisque que l’écrivaine ne fait jamais de plan, pour, dit-elle, partir à l’aventure comme son lecteur. A travers ces lettres de gratitude formulées à « son protecteur », « son petit sauveteur », Susie Morgenstern retrace son parcours d’amoureuse de la vie et fait honneur au premier de ses « Dix Commandements » en n’étant nulle autre qu’elle-même. Dans les fondamentaux de cette vie bien remplie, il y a d’abord la famille, cette « clique vénérée » aux allures de « cercle de sorcières » tant les femmes y sont dominantes. Il y a les sœurs « extravagantes et abracadabrantes » tant aimées alors qu’elles ont pourtant sacrément malmené la petite Susie, mais il y a surtout la mère qui a su élever des filles intelligentes et douées mais qui ne rêvait pour elles que d’une chose : la minceur. Voilà comment se crée une obsession alimentaire pour une vie entière. Celle qui se décrit comme ayant six estomacs en sait quelque chose. Cette famille si bruyante que pour s’y faire entendre, la petite Susie a choisi l’écriture, est aussi le terreau fertile de l’autre pilier fondamental de la vie de l’écrivaine : le judaïsme. Avec un plaisir non dissimulé et une sacrée dose d’humour, elle raconte au cochon, tabou des tabous, tous ses petits arrangements avec la foi, ses révoltes intérieures, en d’autres termes son hypocrisie assumée, elle la « religieuse sans foi » qui puise à la source des rituels et fêtes respectés le goût de cette enfance américaine dont elle conserve une puissante nostalgie. Plus qu’une religion, le judaïsme est, pour Susie Morgenstern, une identité, une manière d’être au monde, toujours attentive aux autres. Attentive aux signes aussi, comme ceux que l’amour place sur votre chemin avant de vous faire chavirer le cœur, un cœur qui peut continuer à aimer par-delà la mort sans renoncer aux plaisirs de la vie et de la chair. Pudique, Susie Morgenstern ne l’est assurément pas. Pourquoi le serait-elle d’ailleurs puisque son correspondant porcin ne risque pas de la juger ? Alors de sa plume pétillante, l’écrivaine nous raconte les petits deuils et les grandes peurs de la vieillesse qui ne sauraient altérer son irrépressible envie de vivre et de goûter le bonheur. Décidément, que « la vie est belle quand l’ennemi devient un frère ».
Passion des mots
Cœur de cochon est un joyeux bric-à-brac fait d’un amoncellement amoureux de poèmes et citations, de souvenirs, de considérations drôlement philosophiques et philosophiquement drôles, et de noms d’œuvres et auteurs qui ont inspiré et continuent d’inspirer cette passionnée invétérée des mots qu’est Susie Morgenstern. A son correspondant le cochon, l’écrivaine dit tout de la beauté d’une routine quotidienne qui fait surgir d’indéboulonnables rituels des « miettes de merveilleux ». Chaque journée commence avec la lecture, « cette offrande suprême de communion de mots qui résonnent en nous », Susie Morgenstern se plongeant avec délectation « dans l’excitation des histoires écrites ». C’est parce qu’elle sait « la littérature remplie des secrets et des révélations des auteurs » qu’elle considère chaque livre comme un trésor. D’ailleurs, elle fait très vite remarquer à son « petit sauveteur » qu’il est l’un des personnages récurrents des contes qu’elle lisait enfant. Plus grande, au sommet de son panthéon, se trouvera Philip Roth, né à Newark lui-aussi, son idole à qui elle a emprunté la règle essentiel de toujours injecter de l’humour dans les sujets sérieux. Cœur de cochon est en cela une mission parfaitement réussie. De cette passion pour les mots des autres est né un besoin obsessionnel d’écrire les siens, et ce, depuis l’enfance. « La fantastique banalité du quotidien » est, depuis toujours, son sujet favori. Chaque livre est pour Susie Morgenstern « toujours la réponse à une question », mais la quête de ces réponses ne se fait pas sans une bonne dose de doute que l’écrivaine conjure de sa plume baignée d’une encre jaillissante de vie. Ce style est d’autant plus unique et vivant que Susie Morgenstern écrit en français et non en anglais sa langue natale. Une manière pour elle, « la plouc immigrée » qui a tout quitter par amour, de rester dans la pureté et l’honnêteté de l’inconscience et de l’insouciance, cachée qu’elle est derrière une langue qui ne cesse jamais de la surprendre. D’une idée qu’elle qualifie elle-même de délirante, si farfelue qu’elle craignait bien de la voir rejeter, Susie Morgenstern a fait un petit livre fort érudit qui montre combien les mots peuvent tout, y compris réconcilier deux ennemis jurés.
Juliette Courtois
© Olivier Roller