Expérimentation
Jamais vraiment là où on l’attend, John Boyne ne cesse de se réinventer. Ici, c’est dans un projet qu’il qualifie lui-même d’expérimental qu’il s’est lancé. Au départ, il y eut l’envie de s’atteler au sujet délicat des abus sexuels à travers le prisme de ceux qui, selon lui, portent une responsabilité, sinon plus grande, du moins tout aussi importante que les criminels : les facilitateurs, les complices par action ou omission. Ces gens qui savaient et qui ont détourné le regard. En tant qu’irlandais, c’est un thème qui le touche tout particulièrement, considérant que « son pays a une histoire longue et indigne de gens qui utilisent leur autorité pour détruire la vie de jeunes personnes ». A force de naviguer sur les eaux troubles de la complicité aux côtés du personnage de Willow, épouse et mère cruellement aveuglée par sa propre lâcheté, John Boyne eut l’idée de tirer le fil de cette réflexion et d’imaginer non pas un, mais quatre romans. Des romans courts, ou novellas, publiés tous les six mois à partir de 2023. Le schéma se dessine alors. Ces quatre romans de 40 000 mots chacun seront reliés par les éléments, Eau, Terre, Feu, Air, avant d’être rassemblés sous un seul et même titre Les éléments, et auront chacun pour narrateur un personnage mineur du roman précédent dont l’initial du prénom fait référence à l’élément qui lui est attribué. Willow (Water) est une facilitatrice. Ewan (Earth) est un complice actif. Freya (Fire) est une coupable. Et Aaron (Air) est une victime. A travers ces quatre personnages, John Boyne s’interroge sur la notion de responsabilité et de culpabilité et crée un puzzle narratif qui oblige le lecteur à s’interroger lui-même sur l’histoire qui lui est racontée. La notion de « narrateur non fiable » que John Boyne évoque lui-même dans Air est une notion essentielle. Chacun des quatre narrateurs se ment à lui-même en déformant ou travestissant la vérité, refusant de regarder la vérité en face, jusqu’à ce qu’une révolution intérieure l’oblige à se confronter à sa noirceur la plus profonde. Si « personne ne peut être tenu responsable des choses tapies dans les plus sombres recoins de son esprit », chacun a le pouvoir d’agir sur ses pulsions et de choisir ou non de briser le cycle de violence.
Style
Avec Les éléments, John Boyne parvient d’une manière magistrale à faire coïncider un style et une thématique et ne se dérobe pas quand il s’agit de malmener le lecteur, le poussant sans cesse dans ses retranchements, le faisant alterner entre la colère, le malaise, le dégoût, et l’espoir aussi. On se plonge dans ce roman « en gardant les yeux ouverts, contemplant les sombres profondeurs de l’eau, sentant l’attraction de la terre, le feu en [nous] et l’air qui se trouve dans [nos] poumons ». Un phénomène presque viscéral se produit à la lecture de ces romans qui bouleversent et interrogent. Pouvons-nous ressentir de l’empathie pour un complice ou un criminel ? Peut-on comprendre les mécanismes qui ont poussé un criminel à agir tel qu’il l’a fait ? Et nous, qu’aurions-nous fait ? En parallèle, John Boyne offre un regard cruellement ironique sur la société. Des hommes politiques et leur « complexe messianique », aux clubs sportifs imprégnés d’une misogynie mortifère qui érigent au rang d’idoles des jeunes hommes dopés au regard de l’autre dans lequel ils cherchent assentiment et complicité ; de la déliquescence du NHS, le service de santé britannique, à la culture des réseaux sociaux qui déforment la réalité en même temps qu’ils déforment la vision des corps ; du théâtre judiciaire où tout se joue et se gagne à la manipulation, aux jeux de pouvoir des riches et puissants, pour qui, travestir la vérité est un hobby autant qu’une nécessité ; de l’homosexualité tragiquement refoulée dans un pays encore trop conservateur, aux complexes relations parents-enfants et aux traumas que l’on lègue, John Boyne n’épargne rien ni personne.
Catharsis
Le romancier a délibérément choisi de terminer par l’histoire d’Aaron, la victime, pour que sa voix soit la dernière qu’entende le lecteur. Lui aussi victime d’agressions sexuelles de la part d’enseignants de ce même Terenure College de Dublin évoqué dans Eau, John Boyne s’était joint à un groupe de victimes ayant porté plainte contre leur abuseur. Le procès devait se tenir en mars 2024, mais l’auteur des faits est mort quelques jours avant que justice ne puisse être rendue aux victimes. De cette frustration est né le besoin pour John Boyne d’utiliser sa plateforme d’auteur pour s’adresser aux victimes et leur dire qu’il n’est jamais trop tard pour parler. L’écriture de ces quatre romans lui a permis de dépasser lui-même sa propre expérience. Tel le personnage de Furia Flyte, la romancière dont Aaron est éperdument amoureux, John Boyne est un auteur qui peut tout, y compris choisir de donner une fin heureuse à ses romans. D’une certaine manière, volontairement ou non, consciemment ou non, chacun des personnages s’embarque dans une quête, un voyage pour atteindre la paix avec lui-même et les éléments. A travers le personnage d’Aaron qui revient sur cette île battue par les vents où l’histoire de Willow avait commencé, John Boyne montre qu’il n’est jamais trop tard pour tout recommencer, pour « accepter d’avoir été victime et se laisser une chance de guérir pour devenir survivant » et pour qu’enfin surgisse des ténèbres la lumière de l’espoir.
Juliette Courtois
(c) Rich Gilligan